Herejes de Leonardo PADURA

Herejes de Leonardo PADURA

Editions Maxi Tusquets 2014

En français Hérétiques, coll Points 2016

Leonardo PADURA, né en 1955 à La Havane, journaliste, scénariste et écrivain, vit à Cuba. Il est l’auteur de romans policiers à caractère social, la série des Mario Conde, policier protagoniste. Parmi les plus célèbres, on peut citer Pasado perfecto publié en 1991, Paisaje de otono 1998, Adios Hemmingway 2001, La neblina del ayer 2005, El hombre que amaba a los perros 2009, La transparencia del tiempo 2019. Son dernier roman, Polvo en el viento édité en  2021, traite de l’exil et de la perte, et balaye 50 ans d’histoire cubaine.

Le roman Herejes s’intéresse à un sujet peu connu, celui des Juifs d’Europe émigrés à Cuba dans les années qui ont précédé la Révolution de 1959 (arrivée au pouvoir de Fidel Castro). Il part de l’épisode tragique du bateau le Saint-Louis, amenant des Juifs fuyant l’Europe nazie dans le port de La Havane en 1939.  Les autorités portuaires leur refusent l’asile, dans un pays où les Juifs étaient pourtant bien acceptés. Le Saint-Louis avec ses passagers devra repartir pour la Floride, où l’asile leur sera également refusé, ils devront  rentrer en Europe où ils seront victimes de l’Holocauste.

Le premier livre est consacré au petit Daniel Kaminsky. Venu de Pologne à l’âge de 8 ans, recueilli par son oncle Joseph,  il attend le débarquement de ses parents et de sa soeur, qui se trouvent sur le Saint-Louis. Ces derniers sont en possession d’un bien de famille inestimable, une toile de Rembrandt figurant le Christ. Mais ils n’arrivent pas à négocier avec les fonctionnaires du port, l’échange de leur toile contre l’asile à Cuba. Daniel voit s’éloigner le navire, il ne retrouvera jamais sa famille.

Le deuxième livre a pour personnage central Elias Ambrosius, juif séfarade, élève de Rembrandt à Amsterdam en 1643, qui décide de se consacrer à la peinture, considérée comme une hérésie par sa religion. Au début du livre, nous trouvons Elias, le fils de Daniel, qui se rend à Cuba en 2007, afin de découvrir ce qui est arrivé au fameux tableau ; il apprend que son père était tourmenté par un crime qu’il aurait commis, et que le visage représenté sur la toile était en fait celui d’un jeune homme juif. Mario Conde va se lancer sur la piste du mystérieux tableau, disparu à La Havane en 1939.

Le troisième livre est celui de Judy, une jeune cubaine « emo » (ces jeunes vêtus de noir, qui, rejetant un « monde pourri » , aimant à être déprimés et à se faire du mal, sont le reflet d’une perte de valeurs et d’une absence d’espoir qui affectent toute la société). Mario Conde enquête sur la disparition de Judy, amie de Yadine Kaminsky, petite fille du docteur Ricardo Kaminsky…

Ce foisonnant roman de plus de 500 pages jongle avec les personnages, les époques et les lieux : Amsterdam au XVIIème siècle, La Havane en 1939 puis en 2007 ; Daniel Kaminsky, Elias Ambrosius et Elias Kaminsky, Rembrandt en personne, Judy et son amie, une Kaminsky, et l’incontournable Mario Conde…qui doit démêler les fils de cette incroyable histoire.

Qui sont les « hérétiques » ?

Sont évoqués les Juifs expulsés d’Espagne et persécutés au moment de la reconquête catholique, qui vont trouver refuge à Amsterdam ; et aussi les Juifs massacrés en Pologne entre 1648 et 1653, épisodes préfigurant les massacres nazis.

Mais les hérétiques sont aussi les Juifs émigrés à Cuba qui, comme Daniel Kaminsky, souhaitent échapper à la malédiction dont leur peuple est victime, et se veulent entièrement cubains, prêts à renier leur culture et leur religion. C’est aussi, à Amsterdam au XVIIè, le juif Elias, rejeté par les Juifs orthodoxes de sa communauté, parce qu’il est peintre, en opposition à la loi rigide de la Torah. L’hérésie est aussi celle de l’artiste de génie, comme Rembrandt, en avance sur la conception académique de son époque.

On comprend que les hérétiques sont tous ceux qui s’opposent au dogme, qu’il soit religieux ou laïc, à l’instar du dogme révolutionnaire instauré à Cuba depuis 1959, et contre lequel s’inscrivent ces jeunes Cubains d’aujourd’hui refusant toute croyance, puisque cette société « révolutionnaire » est corrompue, qu’il existe une classe privilégiée ayant renié tout idéal.

Hérétiques, c’est encore plusieurs romans en un seul : un roman policier avec Mario Conde, un roman historique qui se déroule à Amsterdam au XVIIè siècle, un roman du peuple juif, victime à travers les époques de persécutions et de violence, un roman sur le Cuba contemporain, à travers les jeunes « emo » et les réflexions désabusées de Mario Conde.

Le livre  porte une réflexion sur la violence faite aux hommes par des pouvoirs aveugles, en même temps que l’aspiration  à l’intelligence et à la liberté. Enfin, il nous invite à une vtrès belle réflexion sur le pouvoir de l’art et la liberté de l’artiste.

Remarquable par son éclectisme et son érudition, ce livre ouvre notre champ de réflexion, en évitant, grâce à l humour de Mario Conde, de se prendre trop au sérieux.

C'est aussi une défense de la liberté, celle qui s oppose aux dogmes de tout poil, et un hommage à la puissance de l art, qui peut aider les humains à devenir meilleurs et à être heureux.

Par Christiane Roumegous, pour le Lirocafé à la Médiathèque François Mitterrand du festival 2022