GUATEMALA,

vendredi 29 mars 2019

Le pouvoir comme « structure criminelle mafieuse »

Quand le Guatemala organise l’impunité

Les réussites du Guatemala dans la lutte contre la corruption ont échappé à bien des radars — mais pas à ceux du président James Ernesto Morales. Inquiété, il vient de chasser la commission internationale formée sous l’égide des Nations unies qui a permis de remporter ces succès. Sans doute la proximité de la présidentielle du 16 juin 2019 a-t-elle accéléré le mouvement.

par Clément Detry 

 

En cette nuit du 19 février 2007, trois députés salvadoriens du Parlement centre-américain (Parlacen) roulent en direction de Guatemala à bord d’un luxueux quatre-quatre, deux gros sacs de sport dissimulés dans un compartiment secret. Une vingtaine de kilomètres après la frontière entre les deux pays, Eduardo d’Aubuisson, William Pichinte, José Ramón González et leur chauffeur sont appréhendés par une unité de police, puis emmenés près du village d’El Jocotillo. Le lendemain, les restes encore fumants des quatre hommes sont extraits de leur véhicule carbonisé. Les autopsies mettent en évidence d’innombrables lésions par balle. On découvre plus tard que les trois parlementaires transportaient vingt kilogrammes de cocaïne et 5 millions de dollars en espèces. Leurs meurtriers, quatre policiers, sont arrêtés trois jours après, et assassinés dans la foulée de leur placement en détention provisoire. Le haut fonctionnaire du ministère de l’intérieur soupçonné d’avoir ordonné l’opération, Victor Rivera, meurt également dans les mois qui suivent.

Une affaire comme celle-ci aurait pu passer inaperçue au Guatemala, un pays miné par la violence et la corruption, où neuf anciens présidents font l’objet d’accusations, de poursuites ou sont sous le coup de peines d’incarcération. Ce ne fut pas le cas, cependant, grâce à la création en 2007 de la Commission internationale contre l’impunité au Guatemala (Cicig) à la suite d’un accord entre l’État et l’Organisation des Nations unies (ONU). Son but : « Soutenir, renforcer et épauler les institutions (…) chargées des enquêtes et des poursuites pour des infractions qui pourraient avoir été commises du fait de l’activité des corps illégaux et appareils clandestins de sécurité [Ciacs] (1).  » La faiblesse institutionnelle du pays, ravagé par trente-six ans de conflit armé (1960-1996), favorise l’impunité tant pour les exactions d’hier que pour la criminalité actuelle.

Dans le cas de l’affaire du Parlacen, la Cicig a enquêté pendant huit ans pour que la justice guatémaltèque dispose des éléments nécessaires à la poursuite des commanditaires des neuf exécutions extrajudiciaires. Mais il ne s’agit là que d’une des premières affaires ouvertes, sur quatre-vingts en onze ans. Dans un entretien (2), le juriste et diplomate colombien Iván Velásquez Gómez, commissaire de la Cicig, affiche un bilan de trois cents condamnations de hauts responsables politiques et du monde des affaires ayant participé à des Ciacs.

Or la commission va devoir quitter le pays. Le gouvernement du président James Ernesto Morales, élu en 2015, a ordonné son départ avant la fin du mandat de l’organisation, en septembre prochain. Cette mesure n’empêchera pas la poursuite de l’enquête sur le financement de sa campagne de 2015, mais elle en limitera l’impact, étant donné la faiblesse des moyens d’investigation du Tribunal suprême électoral (TSE). L’éclaircissement de cette affaire aurait pourtant changé la donne dans le cadre de la campagne pour les élections présidentielle et parlementaires du 16 juin prochain, puisqu’il aurait attiré l’attention sur l’une des principales failles qui ont permis la captation de l’État guatémaltèque au cours des dernières années : le financement électoral illicite.

Reconversion des militaires

Politiste et ancien ministre des affaires étrangères (2002-2004), Edgar Gutiérrez nous explique : « Les Ciacs dont on parlait dans les années qui ont suivi le conflit armé étaient des groupements d’anciens militaires qui semaient la terreur pour éviter la mise en place d’une justice transitionnelle effective pour les victimes de crimes de guerre. » Comme le processus de transition démocratique les menaçait, ils répondaient par des exécutions — souvent celles de dirigeants d’organisations qui militaient pour que le retour à la démocratie ne plonge pas le pays dans l’amnésie. Ce fut par exemple le cas de l’évêque Juan José Gerardi Conedera, directeur du projet interdiocésain de Récupération de la mémoire historique (Remhi), assassiné en 1998.

« Cependant, les officiers proches du premier président de la transition [1996-2000], Álvaro Arzú, ne se sont pas contentés de saigner les mouvements de défense des droits humains. Ils étaient mus par une ambition plus vaste : le contrôle de l’État et de l’économie, poursuit M. Gutiérrez. La plupart des officiers de renseignement de la dictature militaire sont devenus pendant ces années des infiltrés de la criminalité organisée à proximité ou au sein de l’État. »

Dans ses conclusions concernant l’affaire du Parlacen, la Cicig souligne que les crimes ont été planifiés et commis par un « complexe clandestin incrusté au sein des forces de l’ordre et du système carcéral ». Parmi les bénéficiaires de cette organisation, plusieurs hauts responsables de la sécurité, aujourd’hui en prison ou en fuite : l’ancien chef de la police criminelle Victor Hugo Soto Diéguez, l’ancien ministre de l’intérieur Carlos Vielmann, l’ancien directeur de la police nationale civile (PCN) Erwin Sperisen et l’ancien député du département de Jutiapa, M. Manuel de Jesús Castillo.


Les recherches dirigées par le politologue et consultant international Luis Jorge Garay Salamanca au sujet de la Colombie mettent en avant le concept de « capture de l’État à court terme (3)  ». Auteur d’un mémoire sur le Guatemala, le chercheur Ian H. Tisdale l’applique au phénomène de mutation mafieuse des Ciacs : « La fonction a changé — de l’exécution politique à l’exécution de concurrents sur un filon illicite —, mais la méthode est restée identique (4).  »

Dès les années 1990, il était devenu évident que la corruption avait muté pour jouer un rôle structurel au sein de l’État, faisant craindre au département d’État américain une « rupture de la stabilité démocratique (5)  » sur fond d’augmentation du trafic de drogue dans le pays. En 2002, le sous-secrétaire d’État américain Otto J. Reich dénonçait une collusion entre « certains responsables du narcotrafic » et « les plus hauts niveaux de l’État » guatémaltèque (6). Rares étaient les observateurs suffisamment pessimistes pour anticiper une dégradation de la situation… jusqu’à l’affaire de la « Línea » (« ligne téléphonique »), qui éclate en 2015 et provoque des manifestations d’une ampleur inédite, ainsi que l’emprisonnement du président en exercice, M. Otto Pérez Molina (2012-2015).

Le dispositif alors mis au jour consiste en un schéma de fraude aux douanes qui, mis en place par le Parti patriote (PP) de M. Pérez Molina bien avant l’arrivée au pouvoir de ce dernier, a financé ses campagnes électorales de 2007 et 2011. L’affaire de la « Línea » — qui a fait perdre l’équivalent de 280 000 euros par semaine aux contribuables guatémaltèques — illustre la facilité avec laquelle les structures militaro-mafieuses proches du narcotrafic s’organisent en forces politiques et s’emparent des plus hautes fonctions de l’État. La scène politique de la transition démocratique guatémaltèque avait fourni au général Pérez Molina le débouché d’investissement idéal pour le capital qu’il avait amassé pendant ses jeunes années. Il avait d’abord dirigé les groupes contre-insurrectionnels La Cofradía et El Sindicato, lesquels contrôlaient de facto la plupart des douanes du pays dans les années 1970 ; puis il avait été membre associé du « réseau Moreno », du nom de l’ex-militaire et narcotrafiquant salvadorien Alfredo Moreno Molina, qui falsifiait à grande échelle les documents fiscaux des douanes dans les années 1990.

Une fois au pouvoir, le réseau de contributeurs clandestins du PP aurait non seulement accaparé 450 marchés publics, mais aussi et surtout déterminé les priorités de plusieurs grandes administrations — tel le ministère des communications, des infrastructures et du logement de M. Alejandro Sinibaldi (2012-2014). Il a ainsi pu mettre en place les programmes, projets et échéances financières qui permettraient d’optimiser la distribution d’argent public aux entreprises qui lui étaient associées. Un moyen idéal de multiplier les rétrocommissions destinées au réseau de M. Pérez Molina, de la vice-présidente Roxana Baldetti et d’autres.

D’où la réouverture, en 2016, de l’enquête autour de l’ancien binôme présidentiel dans l’affaire de la « captation de l’État », sous l’impulsion du tandem que forment M. Velásquez Gómez et Mme Thelma Aldana, ancienne procureure générale et candidate à l’élection présidentielle cette année. « Nous en avons déduit qu’il ne s’agissait plus tant d’un gouvernement dont les membres commettaient des actes isolés de corruption que d’une structure criminelle mafieuse qui avait acquis le contrôle de l’État par la voie des urnes (…) et dont les principaux dirigeants étaient Otto Pérez Molina et Roxana Baldetti », peut-on lire sur le site de la Cicig.

La Cicig mesure toutefois que son efficacité judiciaire ne suffit pas pour empêcher l’éternel retour de la pègre militaro-mafieuse dans le cadre d’élections disputées par une vaste constellation de partis franchises, des formations politiques bien souvent éphémères, au contenu idéologique faible et au financement douteux. Un rapport publié en 2015  (7) montre que plus de la moitié des décaissements lors des campagnes électorales de 2011 et 2015 provenaient de contributions illicites d’oligopoles historiques (ciment, sucre, poulet frit…) ou d’organisations criminelles.

Dans le cas de la campagne, en 2015, du Front de convergence nationale (FCN-Nación), le parti de M. Morales, une enquête conjointe du TSE et de la Cicig fait état de montants non déclarés d’environ 900 000 dollars. Pas tout à fait une surprise, puisque, d’après un rapport de 2012 de l’organisation non gouvernementale Acción Ciudadana, les campagnes électorales guatémaltèques sont parmi les plus chères d’Amérique latine (8). En divisant le montant total dépensé par l’ensemble des partis par le nombre de votants, ses analystes ont calculé une moyenne de dépenses d’environ 10 dollars par votant pour la campagne de 2011 — contre 12 dollars aux États-Unis… et 25 au Mexique (BBC, 4 novembre 2016), deuxième puissance économique de la région latino-américaine, où l’achat massif de voix est présenté par le quotidien El País comme un « secret de polichinelle (9)  ».

Un gouvernement intransigeant

L’engagement judiciaire de la Cicig aurait-il provoqué un retour de bâton, sous la forme d’un « pacte des corrompus », tous ceux qu’elle menace s’alliant pour la chasser du pays ? Sans doute. Mais d’autres facteurs ont pesé. Après tout, M. Pérez Molina n’était pas moins puissant que son successeur Morales. Le mandat de la Cicig aurait sans doute déjà pris fin si l’administration du président américain Barack Obama, principal soutien politique externe et contributeur financier de la commission onusienne, n’était pas intervenue pour exiger son renouvellement. M. Donald Trump, lui, n’est pas opposé à l’idée de sacrifier la Cicig en échange de l’alignement géopolitique du Guatemala. Peu de doutes subsistent quant aux motivations qui ont poussé le gouvernement Morales à déplacer son ambassade en Israël de Tel-Aviv à Jérusalem, ou à réaffirmer son engagement diplomatique et commercial envers Taïwan, au détriment de Pékin.

En octobre 2018, une enquête du site d’information Nómada a révélé qu’un groupe de personnalités politiques et d’hommes d’affaires proches du président Morales avait payé une société de lobbying sise à Washington (10). Objectif : que M. Trump ne condamne pas les mesures prises contre la Cicig. Et qu’il tolère l’interdiction de séjour émise à l’encontre de M. Velásquez, obligé depuis septembre dernier de diriger la commission de New York. Une mesure que le secrétaire général de l’ONU António Guterres juge contraire au mandat qui lie les deux parties jusqu’au 1er septembre 2019  (11). Et que la Cour constitutionnelle du Guatemala a retoquée, sans que le gouvernement accepte pour autant de faire machine arrière.

Clément Detry

Journaliste, Mexico.

publié le vendredi 29 mars 2019

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